La madeleine d’hibiscus

Je suis au Saturnus avec une amie enceinte. Je me propose de lui passer sa commande pour qu’elle puisse se reposer – un ventre avec un bébé dedans, ça a l’air de peser pas mal… Je me présente au comptoir et lui commande une boisson fraîche et un kanelbulle géant. En attendant mon tour, mon regard tombe sur des croissants aux amandes. En moins d’une seconde, sans même y avoir goûté, je suis à Cannes, une quinzaine d’années en arrière, dans la cuisine de mon arrière-grand-mère, au troisième étage sans ascenseur, avec un croissant aux amandes dans un sac en papier tâché de gras. J’avais développé une grosse faiblesse pour les croissants aux amandes quelques années plus tôt, et à chaque fois que je venais rendre visite à mon arrière-grand-mère, elle m’en achetait un pour mon goûter.

Au bout d’un moment, j’en avais trop mangé, jusqu’à l’écœurement, et je les finissais toujours avec difficulté, mais je n’osais jamais dire à mon arrière-grand-mère que je ne les trouvais plus aussi bons qu’auparavant. Elle voulait me faire plaisir. Je lui rendais visite une ou deux fois dans l’année. Je ne mangeais plus de croissants aux amandes, à part quand j’étais chez elle. Je ne voulais pas lui ôter ce plaisir de me gâter…

J’avais beaucoup d’admiration et de respect pour mon arrière-grand-mère. Elle était têtue, mais je crois que c’est, en partie, ce qui lui a permis de vivre une longue vie et de connaître la joie d’avoir huit arrières-petits-enfants. Elle avait toujours était petite, et dans les derrières années, elle était devenue un peu courbée, donc encore plus petite. Mais elle descendait tous les jours ses trois étages pour aller faire ses courses, papoter avec les commerçants du quartier ou ses voisines de la villa d’à côté, des amies de longue date, qui avait connu mon père tout petit. Elle refusait de déménager dans une maison de retraite, « où il n’y avait que des vieux qui passaient leur temps à se plaindre », bien qu’elle ait eu un jour mis le feu à sa cuisine. Couturière de profession, elle avait une garde-robe faite maison avec des « tissus de qualité » (contrairement à ceux d’aujourd’hui). Quand nous avons eu nos premières poupées Barbie, elle s’est empressée, à notre demande, de leur coudre des robes de princesses en quantité, dont nous étions très fières puisqu’aucune de nos copines ne pouvaient nous concurrencer dans ce domaine. C’était elle qui avait cousu la robe d’honneur que je portais pour le mariage de mon oncle. C’était elle qui avait des cartons et des cartons de chutes de tissus et de restes de pelotes dans ses armoires ; elle ne pouvait jamais se résoudre à les jeter, « cela pouvait toujours être utile » … J’ai encore quelques pelotes d’elle.

Elle était imbattable aux petits chevaux et au scrabble. Elle faisait des mots croisés tous les jours et se divertissait devant les Feux de l’amour. Passés 90 ans, elle continuait à bouillir sa lessive à la main et se contentait de son frigo minuscule acheté dans les années … je ne sais même pas de quand il datait. Mais je suis sûre que les frigos modernes ne survivent plus aussi longtemps … Dans sa cuisine minuscule et avec un minimum d’ustensiles, elle pouvait préparer des repas de Noël pour plus de dix personnes. Elle ne pensait jamais à s’asseoir, elle faisait constamment l’aller-retour cuisine-salle à manger-cuisine jusqu’à ce que quelqu’un finalement lui ordonne de prendre une chaise et de manger un peu. Elle avait un appétit de moineau, mais elle refusait que ses invités prennent de petites portions. Il lui arrivait bien souvent de faire à manger pour dix quand nous étions seulement cinq autour de la table, et elle ne tolérait aucun reste.

Je n’oublierais jamais sa bûche aux marrons et au rhum (bien meilleure que celle sans rhum, car elle en avait fait une sans rhum pour les enfants) ! Depuis, j’ai trouvé plusieurs recettes de bûches aux marrons et au rhum, mais j’ai peur qu’elles ne correspondent pas à celle de mon arrière-grand-mère et je ne veux en aucun cas anéantir ce souvenir avec un dessert médiocre. Le jour où je lui ai demandé sa recette de tarte à la myrtille, j’ai eu pour réponse : « Oh, tu sais, moi je fais au pifomètre, et j’étale même pas la pâte au rouleau ! » J’ai appliqué le conseil d’étaler la pâte directement dans le plat, à la main (même si j’ai réussi quelque fois à l’étaler au rouleau et à la déposer dans le plat sans la déchirer), mais pour ce qui est de sa tarte aux myrtilles – qu’on ramassait l’été sur les hauteurs de Peïra-Cava – je me contente, comme pour la bûche aux marrons, du souvenir que mes papilles en garde depuis ces années de mon enfance.

De même que je préfère garder le souvenir du goût des croissants aux amandes, plutôt que de céder à la tentation d’en acheter un que je serais incapable de finir. Au Saturnus, je commande finalement un mini-semla, une part de tarte au citron et une tasse de thé.

Logo La Rédac du moisC’était la rédac’ du mois. Plongez-vous dans les souvenirs d’enfance d’autres blogueurs en cliquant sur les liens suivants : ckankonvaou, Avec nous en Floride…, Le blog de Laetitia Beranger, Le blog d’Orchidee, D’Athènes à Montréal, En direct des iles, Zürichardie, Il était une fois dans le sud…, le Denis Blog, Le blog d’hibiscus, tranche de vie, Chocobox, good.mood, mouton.bergerie, une parisienne à Athènes, Lodi,Gazou, Sur les traces du chevalier ours, Betty looo-les cornus, Le chat qui, Sylvie.

11 reaktioner på ”La madeleine d’hibiscus”

    1. @ orchidee : Comme le sont bien souvent les souvenirs d’enfance, la mémoire est sélective, on garde les meilleurs. 🙂
      @ anais : Tu ne laisses pas souvent de commentaires sur mon blog, mais celui-là me fait énormément plaisir ! 😀
      @ sylvie : Il est bien possible qu’il y ait une part d’idéalisation, mais j’aime particulièrement ce souvenir de mon arrière-grand-mère.

  1. supers souvenirs ! y a pas de meilleur hommage à notre chère et regrettée arrière-grand-mère ! si elle m’entend de là-haut : gros bisous mamie !

    1. @ Agnes : Le merci t’est retourné ! 🙂
      @ Lily : Je me suis rendue compte que 4 jours après la rédac, mon arrière-grand-mère aurait fêté ses 100 ans … Oui, c’est beaucoup d’émotion, et je n’ai aucun mauvais souvenir d’elle.
      @ Aurélia : Un peu comme les recettes de nos mamans. J’ai appris à faire les îles flottantes (mon dessert préféré), mes les meilleures sont quand même celles de ma mère. 😉

  2. Quel joli portrait.
    Et c’est vrai que c’est difficile de connaitre les recettes précises de nos grands-mères…
    Et ce sont pourtant les meilleures!

Lämna ett svar

Din e-postadress kommer inte publiceras. Obligatoriska fält är märkta *